Le conteur aux confins des trois
mondes
Depuis la nuit des temps, l’Homme est partagé entre deux
mondes : le « réel » et « l’imaginaire ». Le réel,
c’est le monde des choses telles qu’elles sont (et non telles qu’on voudrait
qu’elles soient). Le rapport au réel a fait l’objet de nombreuses réflexions
philosophiques, religieuses, morales, psychologiques et même la physique s’en
est préoccupée en faisant de cette réalité une notion relative.
L’imaginaire, c’est le monde du rêve, du merveilleux, du
fantastique. Chaque individu est l’artisan de son imaginaire ; les
artistes, les écrivains et les conteurs en sont les intercesseurs facétieux.
Une des conditions de la normalité psychique ici-bas est la
« solidité » de la frontière entre le monde du réel et celui de
l’imaginaire. En effet, la psychose ressemble fort à une intrusion chaotique de
l’imaginaire dans notre (rassurante) perception du réel.
Mais, nous vivons actuellement une période de profondes
mutations qui confronte à présent l’humain à l’émergence d’un troisième
monde : le virtuel. L’essor des technologies numériques, des réseaux
sociaux, des jeux vidéo, des super machins en 3D. L’omniprésence des écrans
nous confronte à ce monde virtuel qui n’est plus vraiment la réalité et plus
vraiment l’imaginaire.
Il importe plus que jamais, face à ce déferlement virtuel,
de préserver en nous cette part d’imaginaire qui nous est indispensable. Telle
est notre responsabilité en tant que conteur : contribuer à entretenir
cette « petite flamme », ce « petit grain de folie » que chaque
être humain porte en lui depuis des temps immémoriaux.
Rien n’est plus important pour moi, en tant que conteur, que
de pouvoir arracher de jeunes auditeurs pour quelques instants à la tyrannie
des écrans qui les bombardent d’images déjà imaginées pour eux. Laisser émerger
leurs propres images et les mettre en relation avec les ressources infinies de
leurs propres rêves, voilà notre tâche. Avec une paire de cordes vocales et
quelques millilitres de salive face au déferlement des kilotonnes de mégabits
et de tous ces super machins en 3D, tel est notre défi…
Le conteur et les trois frères
On le sait … l’Homme descend du singe. Mais en fait c’est
une longue histoire qui commence déjà bien avant. Depuis le frétillement
balbutiant des premiers unicellulaires jusqu’à l’émergence de la conscience et
de l’intelligence… quelle incroyable aventure !
Au cœur de cette histoire humaine : le cerveau, ou
plutôt les cerveaux car il s’agit en fait d’une petite famille. Les Dalton
étaient quatre, les Cerveaux sont trois.
D’abord il y a eu l’aîné » Reptilien », plutôt
discret, introverti. Il agit dans l’ombre, mais c’est bien lui qui tire les
ficelles de notre biologie. Et puis, il y a « Limbique », l’émotif de
la famille, mais quelle mémoire : c’est lui qui nous fait vivre « en
couleurs ». Et enfin il y a le petit dernier : « Cortex ».
Comme tous les petits derniers « Cortex » veut monopoliser toute l’attention
pour lui tout seul. Il faut dire qu’il est intelligent le petit Cortex, parfois
il devient même agaçant à force de tout vouloir comprendre et expliquer. Comme
tous les petits frères « Cortex » embête parfois ses deux grands
frères « Reptilien et Limbique ».
Pour que la magie du récit opère vraiment, le conteur doit
intéresser les trois frères. Tel est son défi : accaparer l’attention de « Reptilien »
par des sensations, donner corps à son récit à travers les émotions et la
mémoire de « Limbique », sans oublier bien sûr d’occuper le petit « Cortex »qui
peut venir perturber l’écoute de ses grands frères avec ses éternelles
réflexions.
Moralité : le conteur n’est pas un « pro des mots »,
il est plutôt un subtil artisan du non-verbal qui doit donner corps à son histoires.
Pas rien toute cette affaire…pas rien.
L’Esprit bruxellois
Une question qui me turlupine en tant que conteur
bruxellois : qu’est-ce que l’esprit bruxellois au 21ème siècle?
Que conserver et comment transmettre la truculence « pagnolesque » de
nos prédécesseurs sans sombrer dans la nostalgie et dans le folklorisme
naphtaliné ?
Comme le dit Georges Lebouc dans « Les Zwanzeurs,
anthologie de l’humour bruxellois » : « …un trait commun à l’esprit bruxellois : son côté frondeur, voire
iconoclaste qui atteste un sens de la dérision qui débouche fort heureusement sur l’autodérision… »
Voilà déjà quelques caractéristiques intéressantes :
bien au-delà de l’accent et du vocabulaire qui n’en sont que l’expression,
l’esprit bruxellois est frondeur, iconoclaste et ne craint pas l’autodérision.
Pour bien percevoir l’importance qu’il y a à transmettre cet esprit bruxellois,
je ne peux que reprendre ci-après un extrait de la fameuse « Lettre au
Roi » de Jules Destrée du 15 août 1912 :
« …une seconde
espèces de Belges s’est formée dans le pays et principalement à Bruxelles. Elle
semble avoir additionné les défauts des deux races, en perdant leurs qualités.
Elle a pour moyen d’expression un jargon innommable dont la famille Beulemans
et Kakebroek ont popularisé la drôlerie imprévue…c’est un agglomérat de
métis… »
A la lecture de cet édifiant extrait j’ai très envie de dire
« je n’aime pas ce garçon », mais je suis surtout conforté dans ma
conviction que l’esprit bruxellois est plus que jamais d’actualité. Dans une
ville cosmopolite et multiculturelle, nous sommes en effet comme le disait si
bien ce Jules un « agglomérat de métis »et c’est tant mieux. On ne
sait que trop où la « pureté de la race » peut nous mener. Voilà peut-être le cœur de l’esprit
de « l’echte brusseleir », l’esprit du « zinneke » qui
résulte de plus d’un millénaire de brassage culturel et qu’il convient de
transmettre et de perpétuer.
Conteuses et conteurs , « circuit court » de l’imaginaire ?
Les groupements d’achats, les paniers bio, les petits
marchés paysans…le « circuit court » est tendance pour les légumes,
et c’est tant mieux. En voilà un beau sursaut citoyen face à la grande
distribution.
Et en matière d’imaginaire, où en sommes-nous ? Il faut
bien le dire, là aussi la grande distribution est à la manœuvre. Prenons un
petit exemple : vous voulez un récit avec un château et deux dragons ?
Vous allez trouver un producteur hollywoodien : Entre deux bouffées de son
cigare, il va vous proposer un contrat à dix millions de dollars et s’engager à
vous produire en moins de deux ans un superbe château en 3D avec deux dragons
virtuels en réalité augmentée. Mais, même avec un tel budget et un tel délai, vous
n’aurez jamais au bout du conte que SON château à lui.
Alors, optez donc pour le circuit court pour avoir votre
château avec deux superbes dragons : adressez vous à un conteur. Non
seulement le budget sera (un petit peu) plus raisonnable et le délai (souvent)
plus court, mais en plus le conteur vous donnera à voir VOTRE château…
Optez pour les conteuses et les conteurs, les artisans
locaux de l’imaginaire sans additifs décérébrants et sans production de CO2 (sauf
bien sûr si le conteur a ingurgité du cassoulet en excès …). A méditer…
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